Pierino Gallo,

L’intertexte épique moderne

dans la théorie et la pratique de l’épopée

chez Chateaubriand

 

Résumé par l’auteur de sa thèse de doctorat, soutenue le 20 avril 2012 à l’Université de Salerne, Italie, sous la direction d’Anna Maria Laserra et Jean-Marie Roulin. 

 

Dans ce moment spécifique qu’est le tournant des Lumières, les deux grandes œuvres narratives de Chateaubriand, Les Natchez et Les Martyrs, introduisent un nouveau paradigme, destiné à jouer un rôle capital dans l’histoire de l’épopée : l’imitation des Modernes. L’originalité de ce défi réside aussi dans le fait de stimuler une importante réflexion sur le genre, dont témoigne le Génie du christianisme. Si, en effet, la modernité se définit, en 1800, par le retour à la poésie biblique (d’où la double rupture, littéraire avec le classicisme de Boileau et philosophique avec le déisme ou le matérialisme des philosophes), cette relation aux livres saints passe d’abord par d’autres médiateurs qui sont souvent des poètes européens : Dante, Le Tasse, Milton, Klopstock. Travailler sur l’intertextualité – à savoir sur la manière dont les textes de Chateaubriand se nourrissent et se démarquent des Modernes – permet d’illustrer des enjeux de première importance.

 

Poétiquement d’abord, ce tissage de réminiscences et de reformulations (citations, allusions, résumés, mises en abyme) est à l’origine de la création poétique chez cet écrivain. Mes recherches montrent ensuite que c’est aussi un aspect fondamental de la pensée littéraire, esthétique, religieuse ou politique de Chateaubriand, le renvoi à d’autres textes étant un lieu où s’élabore le sens même des ouvrages.

 

La thèse se développe en deux parties, la réflexion poétique et théorique d’une part, la « pratique » de l’autre. Dans la première partie, les deux premiers chapitres posent la manière dont on peut aborder les phénomènes intertextuels chez Chateaubriand, alliant des compétences philologiques et littéraires. L’étude des réécritures, de leurs fonctions spécifiques, menée à travers un échantillonnage représentatif, permet d’élaborer les grilles de lecture utilisées dans les chapitres suivants. Un espace remarquable de réflexion est réservé à l’activité de traduction d’Ossian et de Milton, dans laquelle s’engage l’auteur du Génie. C’est la fréquentation assidue de ces maîtres qui amène à la genèse de nombreux points essentiels de ses épopées. Cette partie se clôt sur une analyse de la « Poétique du christianisme », où les choix intertextuels de Chateaubriand sont les symptômes des inflexions apportées à la théorie du genre épique. On y retrouve le Tasse, Ossian et Milton associés à l’Arioste, à Camoëns, à Klopstock et à Voltaire. Par les renvois à ces modèles, la poétique de l’épopée devient indissociable de la perspective idéologique : Calliope offre un espace pour redire les tensions du présent et pour se projeter dans le futur.

 

La seconde partie s’intéresse au jeu complexe des références et des remplois dans Atala, René, Les Natchez et Les Martyrs. L’étude de la sédimentation intertextuelle met bien en évidence les apports novateurs des Modernes. Les emprunts de Chateaubriand à la littérature de l’ère chrétienne modifient en effet la vision du monde que propose l’épopée ancienne. La modification touche à la fois les sujets (qui font place désormais aux bigarrures de l’idylle, du drame, du romanesque, du merveilleux chrétien), les caractères (que les déchirements intérieurs de la passion humanisent) et les paysages (où s’inscrivent symboliquement les hantises de l’histoire post-révolutionnaire). Ainsi modifié, le genre s’éloigne de la célébration des glorieuses gestes conquérantes pour dessiner un espace poétique, où l’attention se focalise sur les peuples vaincus, martyrisés, éprouvés par les infortunes de l’Histoire et sur leurs héros mélancoliques, portant le poids du malheur ou assumant les fragilités des cœurs tourmentés.