« Incidences parodiques : Proust pasticheur de Chateaubriand »

 

Exemplier

 

1. Chateaubriand commentateur de l’affaire Lemoine

Il y avait alors à Paris un pauvre diable du nom de Lemoine qui pensait avoir découvert la fabrication du diamant. Si c’est une illusion qu’il nourrissait, différait-il en cela du reste des hommes ? Il vint me confier sa chimère, je me gardai d’en sourire ; j’ai les miennes, et quand le vain bruit qui s’attache à mon nom se sera tu, vaudront-elles plus que la sienne ? Il se mit sous ma protection. Il voulait, disait-il, mettre son trésor aux pieds de ma gloire, comme si l’une n’avait pas été aussi imaginaire que l’autre. Je ne porte pas bonheur à ceux qui s’approchent [de] moi. La fortune n’a jamais voulu de moi. Lemoine échoua dans son entreprise. Il fut arrêté, puis condamné. Son crime était d’avoir poursuivi la richesse. Depuis que le monde existe, c’est celui de tous les hommes. Il trouva le moyen de s’enfuir et a vécu longtemps dans la pauvreté. S’il eût remué à flots le diamant, aurait-il été plus heureux ? J’ai toujours méprisé les richesses, je les ai souvent désirées, parfois elles sont venues jusqu’à moi ; fidèle en cela à la devise de ma vieille Laconie, je n’ai jamais su les retenir. Dans cette Angleterre où j’avais vécu pauvre étudiant, je suis revenu, dans les carrosses de Sa Majesté Britannique, comme ambassadeur de Charles X et maintenant, importun à mes rois, que le vain bruit de ma gloire poursuit inutilement sur les routes de l’exil, n’ayant pour désaltérer mes lèvres que le verre d’eau pure que m’offre le chantre de la Révolution[1], je vis confondu parmi les pauvres de Mme [de] Chateaubriand, n’ayant pour oreiller, comme j’ai dit dans Atala, que la pierre de mon tombeau. Encore ai-je été obligé de l’engager à des libraires. Si, plus habile que Lemoine, j’avais su faire le diamant, je serais mort pauvre comme lui. Peut-être mon nom du moins aurait-il eu la chance de durer. Les hommes ne se soucient point de la gloire littéraire, mais ils ont besoin de la fortune. Si j’avais su la leur donner, quand on ne saurait plus rien de mes livres, on se souviendrait encore de moi[2].

 

2.

Tirade de Legrandin : la péninsule d’Armor

Le printemps en Bretagne, péninsule armoricaine

 

Il n’y a guère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu faire de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de l’atmosphère. Là-bas près de Balbec, près de ces lieux si sauvages, il y a une petite baie d’une douceur charmante où le coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher de soleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est sans caractère, insignifiant ; mais dans cette atmosphère humide et douce s’épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner. D’autres s’effeuillent tout de suite et c’est alors plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion d’innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette baie, dit d’opale, les plages d’or, semblent plus douces encore pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec ! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole France – un enchanteur que devrait lire notre petit ami –  a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent pas, quel délice d’excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles[3].

 

Le printemps en Bretagne est plus doux qu’aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l’annoncent, l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d’hyacinthes, de renoncules, d’anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d’élégantes et hautes fougères ; des champs de genêts et d’ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu’on prendrait pour des papillons d’or. […]

Aujourd’hui, le pays conserve des traits de son origine : entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l’air d’une forêt et rappelle l’Angleterre : c’était le séjour des fées, et vous allez voir qu’en effet j’y ai rencontré ma sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les côtes, se succèdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de châteaux du moyen âge, clochers de la Renaissance : la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne : Péninsule spectatrice de l’Océan.

Entre la terre et la mer s’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments : l’alouette de champ y vole avec l’alouette marine ; la charrue et la barque à un jet de pierre l’une de l’autre, sillonnent la terre et l’eau. Le navigateur et le berger s’empruntent mutuellement leur langue : le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d’une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerranée, j’ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès[4].

 

3.

 

L’appel des morts de Charlus

 

Et ce qui lui restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles comme un bruit de cailloux roulés. D’ailleurs, continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me montrer qu’il n’avait pas perdu la mémoire, il l’évoquait d’une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d’énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n’étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne fussent plus en vie qu’avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C’est avec une dureté presque triomphale qu’il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales : « Hannibal de Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swan, mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Boson de Talleyrand, mort ! Sosthène de Doudeauville, mort ! » Et chaque fois, ce mot « mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe[5].

L’appel des morts de Chateaubriand

 

Combien s’agitaient d’ambitions parmi les acteurs de Vérone ! que de destinées de peuples examinées, discutées et pesées ! Faisons l’appel de ces poursuivants de songes ; ouvrons le livre du jour de colère : Liber scriptus proferetur ; monarques ! princes ! ministres ! voici votre ambassadeur, voici votre collègue revenu à son poste : où êtes-vous ? répondez. L’empereur de Russie Alexandre ? — Mort. L’empereur d’Autriche François I ? — Mort. Le roi de France Louis XVIII ? — Mort. Le roi de France Charles X ? — Mort. Le roi d’Angleterre George IV ? — Mort. Le roi de Naples Ferdinand Ier ? — Mort. Le duc de Toscane ? — Mort. Le pape Pie VII ? — Mort. Le roi de Sardaigne Charles-Félix ? — Mort. Le duc de Montmorency, ministre des affaires étrangères de France ? — Mort. M. Canning, ministre des affaires étrangères d’Angleterre ? — Mort. M. de Bernstorf, ministre des affaires étrangères en Prusse ? — Mort. M. de Gentz, de la chancellerie d’Autriche ? — Mort. Le cardinal Consalvi, secrétaire d’État de Sa Sainteté ? — Mort. M. de Serre, mon collègue au congrès ? — Mort. M. d’Aspremont, mon secrétaire d’ambassade ? — Mort. Le comte de Neipperg, mari de la veuve de Napoléon ? — Mort. La comtesse Tolstoï ? — Morte. Son grand et jeune fils ? — Mort. Mon hôte du palais Lorenzi ? — Mort[6]

 


[1] Sans doute Béranger, un poète que vénère Chateaubriand au grand dam de Sainte-Beuve, qui trouvait ses vers insipides et son talent très réduit.

[2] Marcel Proust, Pastiches et mélanges, « appendices », in Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1971, p. 196-197.

[3] Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, p. 128-129.

[4] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, livre I, chapitre 6, p. 153-155.

[5] Le Temps retrouvé, t. IV, p. 441. 

[6] Mémoires d’outre-tombe, t. II, livre XXIX, chap. 3, p. 825-826.